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Anna Larina Dmitroff regardait l’écran blanc de son ordinateur portable, mais elle voyait d’autres images tourner dans sa tête.
Sa mère qui l’embrassait au moment de lui dire au revoir, sur les marches de cet orphelinat, embrassait la triste petite fille pitoyable qu’elle était, cramponnée à sa boîte en carton pleine de trésors inutiles, et elle qui regardait sa mère descendre les marches, tourner au coin de la rue et sortir de sa vie pour toujours.
Jusqu’à maintenant.
Alors imagine ma surprise, maman, de te savoir revenue, vivante après toutes ces années. Vivante jusqu’à la nuit dernière, la nuit où quelqu’un a fini par te tuer. Alors, chère maman, qui a bien pu faire ça ?
Peu importait. Savoir qui était sans importance, quant à pourquoi, Anna Larina le savait déjà. Ils l’avaient tuée pour l’autel d’ossements, évidemment.
Et c’est bien fait pour toi, maman très chère, parce que je sais pourquoi tu es revenue, et ce n’était pas pour moi. Je n’existe pas pour toi, je n’ai pas existé pendant quarante-neuf ans. Ce n’est donc pas pour moi que tu es revenue, bien sûr que non. C’est pour Zoé.
Anna Larina attrapa la photo encadrée posée sur son bureau pour la jeter contre le mur, et puis elle retint son geste au dernier moment. Elle devait contrôler la rage qui lui rongeait l’âme, qui l’envahissait tout entière, mais elle avait parfois bien du mal. La colère montait en elle, la suffoquait, au point qu’elle avait l’impression qu’elle allait mourir, étouffée par toute cette fureur. La rage était plus forte certains jours, mais elle était toujours là, dans ses os même, pensait-elle parfois. Dans la moelle de ses os.
L’autel d’ossements.
Tu me l’avais promis, maman. À moi. Pas à Zoé. À moi.
D’accord, d’accord. Elle pouvait gérer ça. Elle pouvait gérer Zoé. Elle avait servi à sa fille un salmigondis si bien ficelé de vérité et de mensonges qu’elle s’y perdait parfois elle-même et qu’elle avait du mal à distinguer le vrai du faux. Mais Zoé…
Zoé, Zoé, Zoé. T’aurais-je sous-estimée ? Ma vertueuse petite militante en croisade pour faire le bien sur terre afin d’expier tous mes affreux péchés… Quelle guimauve ! Tu me donnes envie de vomir. Mais il y a peut-être un peu de moi en toi, après tout, hein, Zoé ? Un peu de la garce dure, égoïste et implacable ?
Que sais-tu au juste, mon enfant ? Pas tout, à l’évidence, mais plus que tu ne m’en as lâché.
Elle avait besoin de réfléchir, d’échafauder un plan. Concernant Zoé, pour commencer…
« Pakhan ? »
Anna Larina releva les yeux, surprise. Sergueï Vilenski, son homme de main, était encore debout à la porte, attendant apparemment qu’elle dise ou fasse quelque chose. Ah oui, les flics. Ils attendaient en bas, bouillonnant probablement de questions à propos de sa chère maman.
« Ces menty, dit Sergueï, employant un mot d’argot russe grossier pour désigner la police. Vous voulez que je vous en débarrasse ? »
Anna Larina retint un sourire.
« On est en Amérique, Sergueï. Dans ce pays, si tentant que ce soit, on ne se « débarrasse » pas des flics en leur flanquant un coup sur la tête et en les balançant dans le fleuve. D’abord, ils se contenteraient de revenir avec un tombereau de mandats et de citations à comparaître. Et puis, il n’y a rien de grave, alors autant que j’aille leur parler et qu’on en finisse. »
Il hocha la tête et tourna les talons, mais elle l’arrêta.
« Sergueï ? »
Il se retourna, et elle le regarda droit dans les yeux. Il avait un regard dur. Issu du caniveau, c’était une brute, mais il y avait plus d’un an maintenant qu’il était à son service, et elle commençait à se rendre compte qu’il était bien plus futé que ses autres vory, dont l’utilité avait tendance à s’arrêter là où finissaient leurs poings.
« Tu sais comment je suis devenue la pakhan ? »
S’il était surpris par sa question, il ne le montra pas.
« C’est toujours celui – ou celle – qui a le plus de cervelle et de couilles qui finit pakhan. Toujours. Mais j’ai posé beaucoup de questions quand je suis arrivé ici. Qui ne l’aurait fait ?
— Et qu’est-ce qu’on t’a répondu ? »
Pour un peu, elle aurait cru le voir sourire.
« Que votre mari était très lié à l’organisation Dmitroff, ici, à Los Angeles. Il paraît que c’était le neveu préféré du patron et son héritier présomptif, à condition qu’il arrive à remettre de l’ordre dans son merdier ; quant à vous, vous étiez une call-girl très cotée dans le show business, à Hollywood. Il vous avait donné mille dollars pour passer la nuit avec lui. Le lendemain, il se retrouvait à genoux, une bague en diamant de deux carats dans la poche, et il vous proposait le mariage.
— Ce n’était pas le lendemain matin, c’était une semaine plus tard, et le diamant ne faisait qu’un carat. Il venait de se faire larguer, tu comprends, et il s’en remettait tout juste. Continue. » Il jeta un coup d’œil à l’énorme caillou qu’elle portait maintenant à la main gauche et haussa les sourcils. Elle éclata de rire. « J’ai pris du galon. Continue, Sergueï. »
Il haussa les épaules.
« Il s’est trouvé que l’un des collecteurs de fonds qui travaillaient pour votre mari s’en mettait plein les poches, et que vous l’aviez repéré à la seconde où vous aviez jeté un coup d’œil sur les livres. Comme par hasard, l’individu fut retrouvé peu après dans une ruelle, tous les os du corps brisés, et vous avez repris la branche extorsion de fonds et la comptabilité de votre mari. Après quoi, vous vous êtes diversifiée dans la prostitution et l’héroïne, vous vous êtes installée ici, à San Francisco, et vous avez commencé à grignoter le territoire nord de la famille Dmitroff. Vous avez été seule à vous intéresser aux nouvelles technologies et à vous lancer dans les arnaques bancaires et boursières en tous genres, bref, la cybercriminalité, et le temps qu’ils s’en rendent compte, il était trop tard. »
Elle ne répondit pas et le laissa poireauter pendant qu’elle allumait une autre cigarette, en prenant bien son temps. Et lui, il restait planté là, grand et immobile, exerçant sur lui-même un tel contrôle qu’elle ne le voyait pas respirer.
« Eh bien, dit-elle enfin en exhalant la fumée, tu as passé sous silence la majeure partie des meurtres et autres effusions de sang, mais dans l’ensemble, tu as bien vu le truc. Tu sais pourquoi je t’ai fait répéter cette petite histoire ? »
Cette fois, il sourit.
« Vous avez un travail à me faire faire, quelque chose de délicat, et vous voulez que je comprenne ce qui m’attend si je foire le coup. »
Elle lui lança un sourire assez cruel, calculé pour lui liquéfier les entrailles.
« Je ne veux pas seulement que tu comprennes, Sergueï Vilenski, je veux que tu le saches. Que tu saches viscéralement jusqu’où je suis allée, et jusqu’où je suis prête à aller. »
Elle s’interrompit, mais il ne dit rien, son visage ne trahit rien, et elle se dit qu’elle pouvait lui faire confiance. Dans certaines limites, du moins.
« Parce que ce travail délicat, comme tu dis, concerne ma fille. »